Chapitre 18

 

LA MOKŞA (Libération) PAR LE RENONCEMENT

 

Arjuna dit : Je désire connaître la nature de Samnyāsa et Tyāga, et la différence entre les deux, O Seigneur Kŗşna. (18.01)

 

LA DEFINITION DE LA RENONCIATION ET DU SACRIFICE

 

Le Suprême Seigneur dit : Les sages considèrent Samnyāsa (Renonciation) comme étant la renonciation complète des actions égoïstes. Les sages définissent Tyāga (Sacrifice) comme « abandon », l’abandon à l’attachement égoïste aux fruits de tout action.[1] (Voir aussi 5.01, 5.05, et 6.01) (18.02)

Certains philosophes disent que toute action est pleine de fautes et devrait être abandonnée, pendant que d’autres disent que les actions de sacrifice, de charité, et d’austérité ne devraient pas être abandonnées.[2] (18.03)

O Arjuna, apprend Ma conclusion concernant le sacrifice. Le sacrifice, dit-on, est de trois sortes. (18.04)

Les actes de service, de charité, et d’austérité ne devraient pas être abandonnés, mais devraient être accomplis, car le service, la charité, et l’austérité sont les purificateurs des sages[3]. (18.05)

Même ces actions obligatoires devraient être accomplies sans attachement aux fruits. Ceci est Mon conseil suprême et définitif, O Arjuna.[4] (18.06)

 

LES TROIS TYPES DE SACRIFICE

 

Le renoncement au devoir est vraiment impropre. L’abandon de l’action obligatoire est due à l’illusion, et est déclaré d’appartenir au mode ignorance.[5] (18.07)

Celui qui abandonne le devoir parce que c’est difficile, ou par peur de la souffrance physique, n’obtient pas les bénéfices du sacrifice, accomplissant ainsi un sacrifice dans le mode passion. (18.08)

L’action obligatoire accomplie comme devoir, renonçant à l’attachement égoïste et à ses fruits, son abandon est considéré comme sacrifice dans le mode bonté, O Arjuna. (18.09)

Celui qui n’haït pas le travail désagréable, ni est attaché au travail agréable, est considéré comme renonciateur (Tyāgi), il est imbu du mode bonté, intelligent, et libéré de tous les doutes touchant le Suprême Être. (18.10)

Les êtres humains ne savent pas s’abstenir complètement à l’action. Par conséquent, celui qui renonce complètement à l’attachement égoïste aux fruits de toutes actions est considéré comme un renonciateur. (18.11)

Le triple fruit des actions – désirable, indésirable ou mélangé échoit après la mort seulement à celui qui n’est pas un renonciateur (Tyāgi), mais jamais à un Tyāgi.[6] (18.12)

 

LES CINQ CAUSES DE N’IMPORTE QUELLE ACTION

 

Apprends de Moi, O Arjuna, les cinq causes comme énoncées dans la doctrine Sâmkhya, pour l’accomplissement de toutes les actions. Ce sont : le corps physique, le siège de Karma ; les modes (Gunas) de la Nature matérielle, l’auteur ; les onze organes de perception et d’action, les instruments ;  les différentes fonctions Prānas (bioimpulsions) ; et, le cinquième constitue les divinités qui président (les onze organes). (18.13-14)

Quelle que soit l’action accomplie par l’homme, bonne ou mauvaise, par sa pensée, son discours, et le corps, ce sont là les cinq causes. (18.15

Par conséquent, l’ignorant qui considère comme seul agent son corps ou son âme due à la connaissance imparfaite, n’a rien compris. (18.16)

Celui qui est libéré[7] de la notion égocentrique, et dont l’intellect n’est pas souillé par le désir de la récolte ; quand bien même il tuerait tout ce monde, il ne tue pas et n’est pas lié par l’action de tuer.[8] (18.17)

Le sujet, l’objet, et la connaissance de l’objet sont le triple moteur (ou poussée vitale) d’une action. Les onze organes ; l’acte, et l’agent ou les modes (Gunas) de la Nature matérielle sont les trois composants de l’action.[9] (18.18)

 

LES TROIS TYPES DE CONNAISSANCE

 

Jnāna (la Connaissance du Soi), Karma (l’Action), et Kartā (l’Agent), dit-on, sont les trois types d’après la doctrine Sāmkhya relative à la théorie des Gunas. Apprends comme il convient ce qui les concerne. (18.19)

La connaissance par laquelle on perçoit la Réalité immuable dans tous les êtres comme indivise dans le divisé ; telle connaissance est du mode bonté. (Voir aussi 11.13, et 13.16) (18.20)

La connaissance par laquelle on voit les multiples réalités de différents types parmi tous les êtres, distincts les uns des autres, considère cette connaissance appartenant au mode passion. (18.21)

La connaissance irrationnelle, sans fondement et sans mérite qui s’attache à un seul effet singulier (tel que le corps) comme si c’était le tout ; telle connaissance est déclarée d’appartenir au mode ténébreux de l’ignorance. (18.22)

 

LES TROIS TYPES D’ACTION

 

L’action obligatoire accomplie sans attraction ni aversion, et sans motivations égoïstes et attachement au désir du fruit, dit-on, est du mode bonté. (18.23)

L’action accomplie avec l’ego, ou par des motivations égoïstes, et avec beaucoup trop d’effort ; est déclarée être du mode passion. (18.24)

L’action entreprise par illusion ; sans égard pour les conséquences, les pertes, la souffrance infligée aux autres, et de la force qu’elle requiert, dit-on, est du mode ignorance. (18.25)

 

LES TROIS TYPES D’AGENT

 

Un agent qui est libre d’attachement, affranchi de l’égoïsme, doué de résolution et d’enthousiasme, inaffecté par le succès ou l’échec, est appelé bonté. (18.26)

L’agent qui est poussé par la passion, qui désire les fruits de son travail, qui est avide, violent, impure, et qui est affecté par la joie  et la douleur, est appelé « passionné ». (18.27)

L’agent indiscipliné, vulgaire, obstiné, méchant, malhonnête, paresseux, déprimé, et hésitant, est appelé ignorant. (18.28)

 

LES TROIS TYPES D’INTELLECT

 

Ecoute maintenant la triple division de l’intellect et de la fermeté, selon les modes de la Nature matérielle, comme Je vais te les exposer pleinement et séparément, O Arjuna. (18.29)

O Arjuna, l’intellect par lequel on comprend la voie de l’action et la voie de la renonciation, l’action juste ou fausse, ce qu’on doit craindre et ce qu’on ne doit pas craindre, la servitude et la libération, cet intellect est du mode bonté. (18.30)

L’intellect par lequel on ne sait pas distinguer entre la justice (Dharma) et l’injustice (Adharma), l’action juste ou fausse ; cet intellect est du mode passion, O Arjuna. (18.31)

L’intellect – qui enveloppé par l’ignorance – accepte l’injustice (Adharma) comme justice (Dharma), et voit toutes choses en l’envers, est du mode ignorance, O Arjuna. (18.32)

 

LES TROIS TYPES DE RESOLUTION, ET LES QUATRE BUTS                        DE LA VIE HUMAINE

 

La fermeté inébranlable par laquelle on manipule les fonctions du mental, Prāna (Bioimpulsions), et des sens pour la réalisation de Dieu; cette détermination est du mode bonté, O Arjuna. (18.33)

La fermeté avec laquelle une personne, en aspirant aux fruits du travail, se relie avec grand attachement au Dharma (le devoir), à Artha (la richesse), et à Kāma (le plaisir) ; cette détermination, O Arjuna, est du mode passion. (18.34)

La fermeté avec laquelle une personne stupide n’abandonne pas le sommeil, ni la peur, ni le chagrin, ni le désespoir, ni l’insouciance ; cette détermination est du mode ignorance, O Arjuna. (18.35)

 

LES TROIS TYPES DE PLAISIR

 

Et maintenant apprends de Moi, O Arjuna, quelles sont les trois sortes de plaisir. Le plaisir par lequel l’homme se réjouit grâce aux résultats des pratiques spirituelles mettant une fin à toutes souffrances. (18.36)

Le plaisir qui apparaît comme un poison au début, mais qui se révèle comme nectar à la fin, provient de la grâce de la connaissance du Soi, et est du mode bonté. (18.37)

Les plaisirs sensuels apparaissent au commencement comme un nectar, mais deviennent du poison à la fin ; tels plaisirs appartiennent au mode passion. (Voir aussi 5.22) (18.38)

Le plaisir qui brouille l’homme au début comme à la fin ; provient du sommeil, de la paresse, et de l’insouciance ; ce plaisir, dit-on, appartient au mode ignorance. (18.39)

Il n’y a aucun être, ni sur terre ou au ciel parmi les régnants célestes (Devas), qui soit libre des trois modes (Gunas) de la Nature matérielle (Prakŗti).[10] (18.40)

 

LA RÉPARTITION DU TRAVAIL DEPEND DE LA CAPACITE DE L’HOMME

 

La répartition du travail en ces quatre catégories – Brāhmana,  Kşatriya, Vaiśya, et Śūdra – dépend aussi des qualités inhérentes de la nature des personnes (ou des dispositions naturelles, et pas vraiment du droit de naissance de quelqu’un), O Arjuna. (18.41)

Les intellectuels qui soutiennent la sérénité, la maîtrise de soi, l’austérité, la pureté, la patience, l’honnêteté, la connaissance transcendantale, l’expérience transcendantale, la foi en Dieu sont rangés parmi les Brāhmanas. (18.42)

Ceux qui ont les qualités de l’héroïsme, de vigueur, de fermeté, de dextérité, le non-abandon du champ de bataille, la charité, et les capacités administratives, sont appelés Kşatriyas, ou protecteurs. (18.43)

Ceux qui sont bons en agriculture, à l’élevage du bétail, le commerce, la négociation, l’industrie, sont appelés des Vaiśyas.  Ceux qui ont la capacité de servir ou qui travaillent dans la manutention de tout genre sont classés parmi les Śūdras.[11] (18.44)

 

L'ACQUISITION DU SALUT PAR LE DEVOIR, LA DISCIPLINE,                     ET LA DEVOTION

 

On peut atteindre la plus haute perfection en s’attachant à son travail naturel. Écoute Moi maintenant, comment on atteint la perfection en s’engageant à son travail naturel. (18.45)

On atteint la perfection en adorant le Suprême Être d’où procèdent tous les êtres, et dont est pénétré tout cet univers – par l’accomplissement de son propre devoir pour Lui. (Voir aussi 9.27, 12.10) (18.46)

Mieux vaut suivre son propre travail naturel inférieur, que le travail supérieur anormal même réalisé correctement. En accomplissant le travail prescrit par sa propre nature inhérente (sans motifs intéressés), on n’encourt pas de péché (ou, la réaction Karmique). (Voir aussi 3.35) (18.47)

On ne doit pas abandonner son travail naturel, même s’il est imparfait ; car toutes les entreprises sont enveloppées de défauts, comme le feu l’est par la fumée, O Arjuna. (18.48)

La personne dont le mental est toujours vide d’attachement égoïste, qui a maîtrisé son mental et ses sens, et qui a affranchi tous les désirs ; atteint la suprême perfection de liberté face à l’enchaînement Karmique, en renonçant à l’attachement intéressé aux fruits du travail.  (18.49)

Apprends de Moi brièvement, O Arjuna, comment celui qui est arrivé à une telle perfection (ou la libération de l’enchaînement Karmique) atteint la Suprême Personne, le but de la connaissance transcendantale.[12] (18.50)

Doté d’un intellect purifié, maîtrisant le mental par une ferme détermination, se détournant du son et autres objets des sens, rejetant l’attraction et l’aversion ; vivant dans la solitude, mangeant légèrement, tenant sous contrôle le mental, la parole, et les organes d’action, toujours absorbé dans le yoga de méditation, prenant refuge dans le détachement ; et ayant abandonné l’égotisme, la violence, l’arrogance, le désir, la colère,  et l’instinct de possession ; il devient paisible, libéré de la notion du « je et moi », et ainsi digne pour s’unir au Suprême Être (Para-Brahman).[13] (18.51-53)

Absorbé dans le Suprême Être (Para-Brahman), l’homme serein ne s’afflige ni ne désire ; devenant impartial envers tous les êtres, il obtient Mon Parā-Bhakti, l’amour dévotionnel le plus élevé. (Voir aussi 5.19) (18.54)  

Par la dévotion l’homme comprend vraiment ce que Je suis et qui Je suis d’essence. M’ayant connu dans Mon essence, il pénètre immédiatement en Moi. (18.55)

Un Karma dévot atteint par Ma grâce Mokşa, la demeure éternelle et immuable – même en accomplissant toutes ses actions – prenant simplement en Moi son refuge, (Me confiant toutes ses actions dans une douce dévotion). (18.56)

Me dédiant sincèrement toutes les actions, prends Moi comme but suprême, et dépend complètement de Moi. Fixe constamment ton mental sur Moi, en recourant au Karma-yoga. (18.57)

Lorsque ton mental se fixe sur Moi, tu surmonteras toutes les difficultés par Ma grâce. Mais si tu ne m’écoutes pas à cause de ton ego, tu périras. (18.58)

 

L’ENCHAINEMENT KARMIQUE

 

Si te laissant aller par l’ego tu penses : Je ne combattrai pas ; ta résolution est vaine. Car ta propre nature te contraindra (au combat). (18.59)

O Arjuna, tu es contrôlé par les impressions Karmiques de ta propre nature (Samskāra). Par conséquent, tu feras – même contre ta volonté – ce que par égarement tu ne désires pas faire. (18.60)

 

NOUS DEVENONS LES MARIONNETTES DE NOTRE PROPRE LIBRE ARBITRE

 

Le Suprême Seigneur réside comme chef (Īśvara) dans le cœur causal (ou la psyché intérieure) de tous les êtres, O Arjuna, les amenant à l’action (ou à travailler à leur Karma) comme une marionnette (du Karma) montée sur une machine.[14] (18.61)

Empli de douce dévotion, cherche refuge en le Suprême Seigneur seul (Kŗşna ou Īśvara), O Arjuna. Par Sa grâce tu atteindras la paix suprême et l’Éternel Demeure (Parama-dhāma). (18.62)

Ainsi, t’ai-Je exposé la connaissance plus secrète que tous les secrets. Après y avoir réfléchi, fais ce que tu veux. (18.63)

 

LA VOIE DE L’ABANDON, EST LA VOIE ULTIME VERS DIEU

 

Écoute une fois de plus Mon grand secret, Ma parole suprême. Tu M’es très cher, par conséquent, Je te dirai ce qui est bon pour toi. (18.64)

Fixe ton mental sur Moi, sois mon dévot, offre-Moi ton service, prosterne-toi devant Moi, et tu M’atteindras certainement. Je te le promets, car tu es Mon très cher ami. (18.65)

Mettant tous les actes méritoires (Dharma) sur le côté, abandonne-toi uniquement et complètement à Ma volonté (avec une foi ferme et la douce contemplation). Je te libérerai de tout péché (ou, des chaînes de Karma). N’aie pas de peine. (18.66)

Tu ne devrais jamais exposer cette connaissance à celui qui est dénué d’austérité, et qui n’a pas de dévotion, qui ne désire pas écouter, ni à celui qui Me méprise.[15] (18.67)

 

LE PLUS HAUT CULTE A DIEU, ET LA MEILLEURE CHARITE

 

Celui qui propagera la philosophie suprême secrète (ou, la connaissance transcendantale de la Gîtâ) parmi Mes dévots, accomplira pour Moi le plus haut service dévotionnel, et Me viendra avec certitude (atteindra Parama Dhāma). (18.68)

Nulle autre personne ne Me rend un service plus agréable que lui, et personne d’autre ne Me sera plus cher sur terre. (18.69)

 

LA GRÂCE DE LA GITA

 

Je serai adoré par le sacrifice de la connaissance (Jnāna-yajna) parmi ceux qui étudieront notre dialogue secret. Telle est Ma promesse. (18.70)

Quiconque écoute ceci, (le dialogue sacré sous la forme de la Gîtâ) avec foi et sans dérision, il sera délivré du péché, et atteindra le ciel – les hauts mondes de ceux dont les actions sont pures et vertueuses. (18.71)

O Arjuna, as-tu tout bien écouté avec un mental concentré ? Est-ce que ton illusion née de l’ignorance a été complètement dissipée ? (18.72)

Arjuna dit : Par Ta grâce mon illusion est détruite, j’ai recouvré la connaissance du Soi, ma confusion (concernant le corps et l’Atmâ) est dissipée et j’obéirai Ton commandement.[16] (18.73)

Samjaya dit : Ainsi ai-je entendu ce merveilleux dialogue entre le Seigneur Kŗşna et Mahātmā Arjuna, qui a fait se dresser mes cheveux sur la tête. (18.74)

Par la grâce du (gourou) sage Vyāsa, j’ai entendu ce plus secret et suprême yoga directement de Kŗşna, le Seigneur du yoga, qui l’a énoncé Lui-même (à Arjuna) sous mes propres yeux (de clairvoyance conféré par le sage Vyāsa). (18.75)

O Roi, en commémorant encore et encore ce merveilleux et sacré dialogue entre le Seigneur Kŗşna et Arjuna, je tressaillis de joie à chaque moment ; et (18.76)

Me rappelant chaque fois, O Roi, cette merveilleuse forme de Kŗşna je suis émerveillé et je m’en réjouis sans cesse.[17] (18.77)

 

LA CONNAISSANCE TRANSCENDANTALE AUTANT QUE L’ACTION SONT NÉCESSAIRES POUR UNE VIE ÉQUILIBRÉE

 

Là où sera Kŗşna, le Seigneur du yoga (ou Dharma dans la forme de l’écriture (Śāstra)), et Arjuna avec les armes (Śāstra) du devoir et de protection, il y aura éternellement prospérité, victoire, bonheur, et moralité. Telle est ma conviction.[18] (18.78)

 

Ainsi prend fin le dix-huitième chapitre intitulé «La Mokşa par le Renoncement» dans les Upanişad de la Bhagavadgītā, l’écriture de yoga, touchant la science de l’Absolu dans la forme du dialogue entre Srīkŗşna et Arjuna.

 



[1] Dès la première question d’Arjuna le sujet du chapitre est indiqué : il s’agit pour terminer de la discipline du renoncement, ou la Mokşa (libération) par le renoncement. Le Pāndava établit une distinction entre le renoncement pure et simple et l’abandon du fruit des actes. D’après le Seigneur Kŗşna, il apparaît que l’abandon a une portée plus large que le renoncement. La Gîtâ insiste, non pas sur le renoncement à l’action, mais sur l’action accomplie dans le renoncement à l’égard du désir. C’est là le vrai Samnyāsa ; Dans ce verset, Samnyāsa est employé pour renoncement à toutes les actions, et Tyāga pour le renoncement au fruit de toutes les actions. Ce n’est pas par Karma, ni par la descendance, ni par la richesse, mais par Tyāga ou abandon, que Mokşa (la libération) est obtenue. La Gîtâ souligne encore, que l’âme libérée peut rester dans l’action, même après sa libération ; et contredit l’opinion que, toute action procédant de l’ignorance, l’action cesse quand survient la sagesse.  Pour le Seigneur Kŗşna, il est faux que celui qui agit soit en esclavage et que celui qui est libre ne puisse plus agir.

[2] Ce verset 3 nous ramène aux propos des premiers chapitres. Ici, la démarcation est faite entre les actions en général et les œuvres agaces qui bénéficient d’un statut spécial.

[3] Le Seigneur Kŗşna va répondre au sujet de cette dernière sorte d’actions – sacrifice, austérité (ascèse) – qui ne doivent pas être rejetées. L’inertie, le non-agir, n’est pas l’idéal. L’action dénuée de tout désir égoïste, de toute espérance de gain, accomplie dans la notion que « je n’en suis pas l’auteur », « je m’abandonne à l’univers », est l’idéal placé devant nous. La Gîtâ n’enseigne pas le renoncement complet aux actions, mais simplement la conversion de toutes les actions en « action sans désir, ou l’action désintéressé ».Contrairement à l’opinion que toute action devrait être abandonnée parce qu’elle conduit à l’enchaînement, la Gîtâ affirme que le sacrifice, la charité et l’austérité (l’ascèse ou la vie érémitique) doivent être maintenus.

[4] Le Seigneur Kŗşna est nettement favorable à la pratique du Karma Yoga. L’action ne doit pas être rejetée, mais il faut l’accomplir sans attachement égoïste ou attente de récompense. Mokşa ne dépend pas de l’inaction ou de l’action extérieure ; mais la possession d’une vision impersonnelle et d’un renoncement profond au « moi ou je ».

[5] Elles aussi suivent une classification accordée aux modes (gunas) de la Nature matérielle ; ce n’est, en somme, qu’une  reprise du chapitre précédent, si ce n’est qu’on insiste tout spécialement sur le caractère du devoir prescrit.

[6] Les versets 10, 11 et 12 établissent de nouveau la différence entre le rejet de l’acte et celui simplement du bénéfice qui pourrait s’y attacher.

[7] L’homme libéré agit en tant qu’instrument du Suprême Esprit et pour le maintien de l’ordre cosmique. Il accomplit même des actions terribles sans aucun but égoïste, ni désir, mais parce que c’est le devoir prescrit. Ce qui importe n’est pas l’acte, mais l’esprit dans lequel il est accompli. Cela ne signifie pas que nous sommes libres de commettre des crimes avec impunité. Celui qui vit dans la conscience spirituelle supérieure ne sentira pas le besoin de faire le mal. Les actions mauvaises sont le fruit de l’ignorance et de la conscience séparée ; de la conscience de l’unité avec le Suprême Absolu. Seul, le bien domine, notamment la non-violence.

[8] Le fruit de l’acte ici décrit est un fruit Karmique qui mûrit après que l’âme individuelle a quitté le corps. Repartis en pleine atmosphère spéculative les versets 13 à 17 esquissent une théorie de la causalité qu’ils disent empruntée au Sâmkhya. Une fois de plus, l’exposé ne coïncide pas vraiment avec celui des Kârikâs (sorte de textes mnémotechniques en vers. Dans la plupart des cas, les Kârikâs sont postérieures aux Sûtras). Pour celles-ci la véritable cause, la cause initiale, sera la spontanéité de la nature à laquelle la Bhagavad Gîtâ a fait allusion précédemment mais dont elle ne parle pas ici. Quant à la liste des cinq causes, dans la perspective des Kârikâs, les quatre premières ne sont que des simples antécédents successifs : pouvoir, agent, instrument employé par l’agent et gestes nécessaires à l’exécution ; en ce qui concerne la cinquième – le destin – elle n’en parle pas. Le mot « destin » peut aussi revêtir dans la perspective humaine l’aspect du hasard ; la Śvetāśvatara Upanişad – autre texte du Sâmkhya non classique – le répudiait expressément (versets 1 et 2). Dans l’énumération de la Gîtâ on pourrait être tenté de penser qu’il s’agit d’abord essentiellement de la causalité sacrificielle, par conséquent le passage aurait des résonances très traditionnelles dans la perspective : on doit exécuter les actes prescrits. Mais au verset 16, l’éclairage se rapproche beaucoup plus de celui où baignent les explications classiques : la causalité est simplement d’ordre naturel et le principe naturel y est tout à fait à part, comme l’affirmait le chapitre 3, verset 27 ; cela contredit le chapitre 13, verset 20 où l’on concédait à la monade spirituelle un rôle de cause en tant qu’assumant la fonction du sujet affectif.

[8]A partir du verset 18, il s’agit d’une activité psychologique à tendances intellectuelles et non plus d’activité sacrificielle. On y donne, comme les trois éléments incitant à l’action, le pouvoir de connaître, le connaissable, et l’agent individuel de la connaissance. A ces trois éléments, les trois qualités confèrent chacune leur coloration spéciale. Leur triple influence s’exerce aussi sur le jugement (voir également les versets 30 à 33), la forme de ténacité de l’individu (les versets 33 à 35) et même sur le « bien-être » de chacun (les versets 36 à 39). Le ‘bien-être’ traduit le mot sukha, rendu fréquemment par son sens fort de « bonheur », mais dont la signification première est beaucoup plus proche d’un état de « bien-aise ».

[9] Ce verset réserve une surprise sur le plan de l’interprétation des doctrines. La théorie classique, celle qui transparaît dans les textes rencontrés antérieurement est celle des qualités indissolublement liées entre elles et dont l’union constitue la nature. Lorsqu’elles demeurent en équilibre, la nature reste à l’état involué; quand l’équilibre est détruit, la nature indistincte se transforme en la multiplicité du distinct. On dit ici expressément les trois modes de la Nature matérielle, alors que, normalement ils n’en sont pas nés puisqu’ils lui sont coexistants et forment sa trame même.

[10] Les versets de 41 à 44 donnent à penser qu’on a tenté l’ébauche d’une classification des castes suivants les modes (gunas) de la Nature matérielle, bien que ce ne soit pas nommément exprimé.

[11]Les notions développées aux versets 45 à 50 offrent une annotation du verset 35 au chapitre 3 ; le verset 47 le reprend d’ailleurs presque terme à terme.

[12]Ces versets de 51 à 53 donnent une description de l’homme de bien (cf. 2, 55-59), celui qui est apte à atteindre le Brahman est très proche du portrait du yogi (6.10-14) et de l’énumération des vertus synonymes de connaissance (13.7-11).

[13] Ici, une notation intéressante : le svadharma (la loi d’action propre d’un individu), devoir individuel de caste exerce une force contraignante dans le domaine de la réalisation, ce n’est pas seulement une obligation morale.

[14] Le Seigneur dans la région du cœur physique, le cœur causal, rappelle des passages Upanishadiques mais il faut noter que les rapports entre l’Absolu personnifié et le cœur seront bien plus importants plus tard chez les Sivaïtes du Kasmîr, notamment, où le Seigneur (Siva, cette fois) n’est pas seulement près du cœur mais le cœur même de chaque être et le cœur de l’univers tout entier. En finale, le Seigneur Kŗşna revient sur le point central des cultes de Bhakti : vraiment…, tu M’es cher ; c’est sur cette inclination du Seigneur pour le fidèle que s’appuiera la dévotion Visnouite.

[15] La recommandation limitative de ce verset est traditionnelle ; on la trouvait déjà – quoique sous une forme légèrement différente – en fin de la Chāndogya Upanişad. Quant aux promesses concernant ceux qui propagent, apprennent par cœur ou simplement entendent le texte de ce saint dialogue, elles formeront par la suite, la conclusion de presque tous les traités dévotieux.

 

[16]  Arjuna exprime ici au Seigneur Kŗşna sa docilité et, en conséquence, son aptitude retrouvée à combattre.

[17] Les trois versets précédents répondent aux premiers : Samjaya enclôt le dialogue entre quelques versets d’un récit cadre. Il dit qu’il a entendu tout lui-même mais ajoute que grâce à Vyāsa, il l’a appris, Vyāsa, « le compilateur ». Vyāsa a accordé à Samjaya la faculté de voir et d’entendre à distance tout ce qui avait lieu sur le champ de bataille, pour qu’il puisse le rapporter au Roi aveugle Dhrtarâstra. Le dialogue de Kŗşna et d’Arjuna, et l’expérience du Suprême Absolu, ne sont pas des propositions philosophiques, mais des faits spirituels. Nous n’apprenons pas leur signification en les racontant seulement, mais en y réfléchissant dans un esprit de prière et de méditation.

[18] L’enseignement de la Bhagavad Gîtâ est “yoga”; son instructeur est “yogeśvara », le Seigneur du Yoga, Kŗşna. Quand l’âme humaine est illuminée et unie au Divin, la fortune et la victoire, le bien-être et la moralité sont assurés. Nous sommes invités à unir la vision (yoga) et l’énergie (dhanub) et à ne pas laisser la première dégénérer en folie ni la seconde en sauvagerie. Les grandes « centralités » de la Religion, comme le baron von Hugel aimait à les appeler, les immenses réalités de la vie divine, sont Yoga,  l’expérience du Suprême Absolu par l’adoration et l’entière soumission à sa volonté , et dhanub, la participation active à l’évolution du plan cosmique. La vision spirituelle et le service social doivent aller ensemble. Le double but de la vie humaine, la perfection individuelle et l’efficacité sociale, sont ici définis